Première
En juin
2019, j'avais entamé l'ébauche jamais aboutie d'un article dont le
nom, aujourd'hui, prend une tournure bien différente : “En
quarantaine”. J'y esquissais l'aperçu d'une espace dans un espace,
une relégation temporaire dans la relégation générale : celui de
la karantina, à l'intérieur du camp de Moria, à Lesbos. Les
personnes nouvellement arrivées y étaient auparavant conduites
avant qu'une tente, un container, une portion de territoire si
restreinte qu'on y étouffe, leur soit attribuée. La portée
sanitaire de la quarantaine semblait secondaire ; elle scellait
plutôt l'emprise d'un contrôle.
La karantina
se trouve au centre du camp, cerclée de bureaux où s'activent
policiers, agents de Frontex, du HCR (1), de médecins grecs, de
porteurs de talkies-walkies. Cerclée de barreaux, surtout. Un
rectangle divisé en deux. Une grande tente où s'alignaient des lits
superposés et des corps comme entassés – ce sont les mots
de celles et ceux qui y vivaient, sentant dans leur chair qu'ils
seraient dès lors pensés en terme de nombres. Et une petite cour.
Le mot est absurde. Des graviers, des grilles et pas de toit.
J'écrivais
alors :
« Il
y a des images, aux bords de l'Europe, qui attrapent la conscience et
soulèvent le cœur. Il y a des mots, criés ou murmurés, qui
emplissent l'atmosphère et dénudent le réel en un éclair. »
Ces images
et ces mots renvoyaient à trois histoires glaçantes, vécues en quarantaine,
l'érigeant comme révélateur pour celles et ceux qui écoutent les
confinés ; mais surtout comme avertissement pour ces derniers.
Voilà à quoi on vous réduit arbitrairement, voilà comment vous
serez traités dorénavant.
La première
histoire s'était conclue sur une blague aux contours acérés, jetée
par des uniformes. Nous sortions tard dans la nuit de la clinique
médicale. Je raccompagnais une jeune femme pliée en deux, en la
soutenant par le bras, ma main serrant la sienne, le cœur serré de
savoir d'où viennent les douleurs qui lui déchiraient le bas
ventre, reliquat implacable de multiples violences sexuelles subies.
Arrivées devant la grille, un cadenas et une scène effroyable :
des dizaines et des dizaines de personnes dormant dehors, à même le
sol, en une mosaïque de corps enfermés dans une cage. Je retournais
rapidement sur mes pas, la colère dans chaque fibre de mon être,
chercher la clef, la demander aux policiers, cette clef de la cage où
cette jeune femme retrouvera la peur d'être entourée de grappes
d'inconnus. Je la demandai quand même. Il n'y avait nul part d'autre
où aller. Les policiers éclatèrent de rire à la réponse ironique
de l'un d'entre eux : « Pourquoi ? Vous
voulez aller dormir avec eux ? ». Comme si c'était
une blague, la vie humaine. Comme si c'était hilarant de tracer une
ligne de plus entre les vies humaines qui comptent et celles qui
peuvent être entassées. Il n'y avait nul part, non plus, où
crier l'insoutenable infligé à celles et ceux venant de survivre à
la traversée éprouvante de la Méditerranée.
La traversée
et ce qu'elle peut laisser dans les cœurs, c'était la seconde
histoire. Dans la clinique, un homme regardait le sol, racontait des
bris de son histoire à lui, d'il y a des mois, des semaines, et puis
d'aujourd'hui. Il était présent sur un canot pneumatique qui a
chaviré. Il habitait dans la karantina, avec les hommes et
les femmes dans la cage, les uns à coté de autres. Il dit :
« Je ne peux pas retourner là-bas. Tous ces gens.. je vois
des corps morts dans la mer ». Des parallèles se tracent
avec des mondes que l'on voudraient impossibles, et qui se
perpétuent. Les horreurs du passé et du présent se superposent.
Lui aussi devait retourner dans cette cage, à quelques mètres de
laquelle flotte toujours un drapeau de l'Union Européenne.
La dernière
histoire, c'est celle d'un rempart minuscule forgé du bout des
doigts. Un soir, dans la clinique médicale, s'est formée une petite
rivière brune, s'écoulant de long en large, comme sortant de terre.
Nous apprîmes qu'un tuyau d'évacuation des eaux usées avait éclaté
derrière la karantina. Excréments et urines mêlés
s'échappaient ; nous pataugions. Le pire, sans doute, était
que l'odeur n'était pas plus dérangeante que d'habitude – l'air
du camp est constamment chargé d'exhalaisons tenaces. Les flots
viciés traversaient la karantina avant d'arriver dans notre
clinique. C'était un dimanche, personne n'allait venir en arrêter
le cours ; c'était un camp de réfugiés, personne n'allait
venir tout court. Les placés en quarantaine se dévêtirent de ce
qu'ils purent, attrapèrent des couvertures, et construisirent des
digues. Avant de dormir à coté, par terre.
Camp de Moria, Lesbos, Grèce. Tessa Kraan |
Seconde
Cette
dernière histoire, elle commence pour moi dans la clinique, à
nouveau, mais nous pouvons remonter le cours de sa coulée immonde
plus loin encore que les mains de ceux qui la contiennent par des
bouts de tissu, bien plus loin que le tuyau brisé, là où se joue
ce qui rend ces histoires possibles – pire, banales.
Cette
« dernière » histoire, mais nous n'aurons jamais
fini de les égrener, ces histoires aux frontières, et elles
n'auront jamais fini de ne pas être écoutées. Il y en a des
centaines, des milliers, dans les camps, dans les centres de
détention, sur la crête de l'oubli, des histoires comme celles-ci.
Les mots
pour les dire évoluent, où plutôt le monde est bousculé, et les mots
perdent le sens dont on voulait les habiller. Nous pouvions parler de
la karantina et dire que le camp lui-même était une mise en
quarantaine, une mise à part : la métaphore prenait. Et puis
sa forme littérale s'est abattue sur les habitants de Moria, le 17
mars 2020, quand justifiée par la pandémie de Covid-19 l'interdiction
absolue de sortir du camp a concrétisé plus fortement encore leur
mise au ban.
L'expérience
de la quarantaine par les confinés légitimes de l'Europe diverge
radicalement de celle des confinés à ses confins. La distanciation
sociale, d'abord, rendue impossible là où 20.000 personnes
cohabitent dans un espace prévu pour 3000, là où les files
d'attente rythment de façon insupportable le quotidien – attendre
en ligne pour de la nourriture, de l'eau, des soins, une douche, des
toilettes. L'interdiction de sortir, aussi, quand sortir voulait dire
s'échapper, même pour une journée, de l'enfer des coups de
couteaux, de la boue, des montagnes de déchets, des cris, de la
foule constante. Être confiné à Moria signifie ne plus recevoir la
maigre aide financière mensuelle allouée par le HCR, ne plus
pouvoir acheter par soi même nourriture, produits d'hygiène,
vêtements. Et apprendre, dans la foulée, que les distributions
organisées par les quelques ONG restantes (2) sont interdites, car
cela formerait un « attroupement de plus de 10 personnes ».
L'ironie est amère. Surtout lorsque l'on sait que rien de consistant n'est prévu par les autorités en cas de
propagation du virus dans le camp.
L'expérience
de la quarantaine est toute autre surtout parce que la distance
matérielle, pensée en mètres, en kilomètres, relativement à un
point, à un autre, est comme annulée, et ce bien avant la mise en
confinement du monde. Les exilés vivent dans un espace
artificiellement lointain, détaché – détaché de la population
légitime, détachée de l'Union Européenne et de ses
responsabilités, détaché d'un continent, un non-lieu où vivre,
survivre et attendre, indéfiniment attendre :
« Une part immense, la plus grande part peut être de l'action des gouvernements ne consiste pas du tout à contribuer à un règlement même partiel des problèmes de notre temps, mais à s'assurer qu'ils demeurent assez loin, ce qui n'implique pas d'ailleurs de très longues distances : on se souvient de l'époque où répéter que l'épuration ethnique en cours sur le territoire de Bosnie se déroulait à "deux heures de Paris" ne servait rigoureusement à rien, tant deux heures de Paris s'avéraient une distance suffisante pour ne point y songer, et vaquer à ses affaires. Deux heures étaient suffisamment loin. C'est en quoi le sort fait aux étrangers est la pierre de touche de la gouvernementalité contemporaine en général : la décision d'éloignement leur fait un trait commun. [...]
Cette politique des lointains a une conséquence singulière : là où l'éloignement et la proximité d'un lieu sont d'ordinaire choses relatives, dont la mesure dépend du point où l'on se place, la politique produit des espaces absolument, ontologiquement loin - loin non d'ici ou de là, mais loin, loin tout court. [...] Moria est loin, non relativement mais absolument, la preuve : que l'Europe s'y abîme et y sombre n'empêche pas de dormir, et comme dans l'espace, personne ne vous y entend hurler. » (3)
Cette politique des lointains a une conséquence singulière : là où l'éloignement et la proximité d'un lieu sont d'ordinaire choses relatives, dont la mesure dépend du point où l'on se place, la politique produit des espaces absolument, ontologiquement loin - loin non d'ici ou de là, mais loin, loin tout court. [...] Moria est loin, non relativement mais absolument, la preuve : que l'Europe s'y abîme et y sombre n'empêche pas de dormir, et comme dans l'espace, personne ne vous y entend hurler. » (3)
(1)
Haut Commissariat des Nations Unies aux Réfugiés.
(2)
Sur les événements survenus, ces deux derniers mois, à Lesbos et aux frontières orientales
de la Grèce, voir « Lesbos, une trainée de poudre qui n'en finit pas », CQFD, avril 2020.
(3)
Marie Cosnay et Mathieu Potte-Bonneville, « Réfugiés, exilés : quand l'Europe s'en lave les mains », AOC - Analyse Opinion Critique,
12 mars 2020. Texte bouleversant et puissant à lire gratuitement :
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